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Les territoires japonais au temps de la Covid 19 – épisode 2
Le 30/06/2022 0
Dans Covid et territoires
Au sujet de la série « Les territoires japonais au temps de la Covid-19 »
Alors que la pandémie de la Covid-19 est un phénomène spatial par excellence, l’espace est souvent relégué à une simple fonction de support ou de dispositif de dispersion (des agents pathogènes avec la contagion, ou des individus avec la distanciation sociale) dans les analyses sanitaires qui en sont faites. Pourtant, derrière les statistiques ou la surconcentration de l’attention médiatique à quelques lieux la plupart du temps désincarnés (les hôpitaux, les restaurants, les espaces publics, lestransports en commun…), les agencements particuliers des lieux, les aménagements spécifiques des territoires, mais aussi les sociabilités, les pratiques et les représentations locales donnent à vivre différemment une pandémie par trop générique. Au regard de la diversité des situations spatiales, c’est donc à une pluralité de crises sanitaires plutôt qu’à une seule pandémie que l’on a affaire, et vivre la Covid-19 à Tōkyō, à Osaka, dans les campagnes du Tohoku, dans les îles isolées de la mer intérieure, quand on est médecin, employée de bureau, agricultrice, restaurateur, producteur de sake, avec ou sans enfant, jeune ou plus âgé, fragile de santé ou non, n’a strictement rien à voir. Tous et toutes n’ont pas vécu la même pandémie. Et ce constat (injuste ?) vaut aussi pour les territoires.
Au-delà d’essayer de comprendre comment les territoires japonais ont été impactés par la Covid-19, l’objectif du projet est double. D’une part, alors que le Japon est souvent présenté comme un pays homogène, il s’agit de montrer, d’un territoire à l’autre, toute la diversité de l’archipel à partir de l’hétérogénéité spatiale des enjeux sanitaires de la Covid-19 et des réponses souvent plus pragmatiques que politiques apportées par les acteurs locaux. D’autre part, le projet poursuit l’ambition de couvrir un spectre large d’enjeux sociaux et économiques abordés à partir d’un angle géographique via une entrée par les territoires et les acteurs qui les animent, que les séries statistiques et la trop forte agrégation de certaines données invisibilisent. Le tout tente de remettre de l’humain dans des analyses souvent trop réduites à la pure dimension biologique des corps, en proposant un tour d’horizon en plusieurs épisodes qui rend compte de l’expérience et fait entendre la voix de certains acteurs clés de différents territoires japonais plongés dans les multiples crises qu’engendrent les réactions humaines à la Covid-19.
Biographie de l’auteur
Raphaël Languillon-Aussel est chercheur à l'Institut français de recherche sur le Japon (Tōkyō), et est également chercheur associé à l’Institut de Gouvernance et de Développement Territorial à l'Université de Genève (Suisse) et chercheur associé au laboratoire Sport et sciences sociales à l’Université de Strasbourg (France). Normalien, titulaire d'un doctorat d’aménagement et d’une agrégation de géographie, il étude les relations entre les dynamiques d’aménagement et d’urbanisation, l’évolution des régimes capitalistiques et la transformation des régimes politiques qui en assurent le cadre légal.
Avant-propos. COVID et crise universitaire : le Japon au cœur de tensions académiques et humaines
Afin de limiter la circulation du virus du Sras-Cov-2 responsable de la Covid-19, les autorités japonaises ont initié à partir du 21 mars 2020 une série de mesures restreignant l’accès à leur territoire. L’une des conséquences les plus immédiates a été le quasi-arrêt de la délivrance de nouveaux visas et le gel des autorisations accordées. Deux ans plus tard toutefois, le 1er mars 2022, le gouvernement central a décidé d'assouplir une partie des restrictions, permettant enfin à de nombreux étrangers ayant obtenus un visa sans pouvoir se rendre au Japon d'entrer progressivement sur le territoire – et aux autres de pouvoir déposer de nouvelles demandes.
Au cours de cette période de sakoku1 sanitaire, l’arrivée d’étrangers a été quasiment impossible. Au plus fort des mesures, les détenteurs de permis de séjour vivant déjà au Japon se sont même vu interdire toute réentrée sur le territoire japonais en cas de sortie temporaire, quelle qu’en soit la raison. Pour les universités de l’archipel, la situation est particulièrement difficile. Elles se sont ainsi retrouvées dans l’impossibilité d’honorer les accords d’échanges avec leurs partenaires internationaux, et ont aussi été confrontées à la baisse, parfois très significative, du nombre d’étudiants du fait de l’absence soudaine de milliers d’étudiants étrangers. Pour témoigner de cette situation complexe, Yumiko Watanabe, a accepté de témoigner.
Madame Watanabe est une employée de l’université de Chūō, dont elle est aussi diplômée. Son service se trouve être le Centre international (kokusai sentā). Elle s’occupe essentiellement des étudiants et des étudiantes en échange (aussi bien celles et ceux qui partent ou qui arrivent) dans le cadre des partenariats internationaux que l’université signe avec ses homologues. Chūō est à ce titre très bien positionnée sur le créneau des relations internationales, et dispose d’accords avec 211 universités, dont onze en France2. Dans ce cadre, Madame Watanabe est en charge des relations avec les partenaires français, suisses et belges (elle a vécu plusieurs années à Bruxelles, et est francophone), ainsi que Malte et la Turquie. Le texte qui suit retranscrit librement son témoignage et son vécu personnel au cœur des événements.
Chūō, université « centrale » en lointaine couronne
L’université de Chūō (Chūō daigaku) est une université privée du grand Tōkyō réputée pour son enseignement du droit. Parmi les plus anciennes du pays, elle est fondée en 1885 à Kanda sous le nom de Igirisu Hōritsu Gakkō (English Law Scool), avant de changer pour Tōkyō Hōgakuin (Tokyo College of Law), puis Tōkyō Hōgakuin Daigaku (Tokyo University of Law), et ne stabilise son nom actuel qu’en 1905.
L’origine du nom de Chūō (Université « centrale ») n’est pas certaine. Une des explications serait qu’une partie des avocats fondateurs de l’institution auraient été d’anciens étudiants en échange à la Middle Temple de Londres. Chūō, qui peut se traduire par « Middle » en anglais, serait un hommage à ces liens avec l’étranger, et en particulier l’Angleterre, et marque ainsi la dimension internationale de l’université dans son appellation même. Car de centrale, Chūō n’en a plus que le nom : son campus principal se trouve géographiquement très excentré par rapport au cœur de Tōkyō. Il a été aménagé à proximité de la ville nouvelle de Tama, à plus d’une heure de train du centre de la métropole, pour des raisons de disponibilité foncière en réponse à l’évolution rapide de ses besoins au cours de la Haute croissance des années 1960-1970, mais aussi pour des raisons de coûts du sol. Trois autres campus plus modestes complètent son territoire académique : un à Bunkyō (Kōrakuen campus), composé d’une tour et huit bâtiments, et deux dans l’arrondissement de Shinjuku (Ichigaya campus et Ichigaya-Tamachi campus). Un dernier est planifié pour 2023, le campus Myōgadani, dans l’arrondissement de Bunkyō : il marque le retour en centre-ville de l’université, en l’occurrence de sa faculté de droit, la plus prestigieuse de l’université et l’une des deux plus réputées du pays avec celle de Tōdai3.
La localisation du principal campus en lointaine couronne a toutefois constitué un atout lors de la crise sanitaire de la Covid. Plus aéré et fleuri, situé dans des configurations urbaines moins denses, à proximité de colline boisées qui le surplombent, son aménagement a rencontré les attentes inquiètes consécutives à la résurgence, en pleine crise sanitaire de la Covid, des exigences d’un urbanisme hygiéniste producteur de santé. Se trouvant en outre aménagé dans le sens opposé des trajets montant vers Tōkyō (nobori densha) qu’empruntent tous les jours depuis les banlieues résidentielles du Kantō des centaines de milliers de cols blancs, les trains qui y conduisent (kudari densha) sont autrement moins bondés en période de rush hour que ceux se rendant dans le centre de la capitale. Cette configuration heureuse des lieux n’a toutefois pas empêché que l’université ne rencontre un certain nombre de difficultés, en particulier concernant sa capacité à honorer les engagements pris auprès de ses partenaires étrangers avec lesquelles elle a signé des accords d’échanges académiques.
L’université de Chūō et son campus fleuri au temps de hanami. Cliché de l’auteur, 12 avril 2012.
La célèbre porte historique hakumon de l’université. Cliché de l’auteur, 12 avril 2012.
Le nouveau bâtiment à l’entrée du campus de Tama. Cliché de l’auteur, 2 mai 2022.
À quoi ressemble l’accueil des étudiants étrangers à l’Université de Chūō en temps normal, c’est-à-dire avant la Covid ?
L’Université de Chūō a fait par le passé de très gros efforts pour attirer des étudiants internationaux souhaitant étudier au Japon. On y distingue deux statuts différents : les étudiants étrangers dits « réguliers » poursuivant un cursus ordinaire, ce qui suppose qu’ils aient réussi le concours d’entrée de l’université en niveau licence ou master ; les étudiants en échange passant un ou deux semestres à Chūō dans le cadre de partenariats avec des universités étrangères (ils sont alors dits « non-réguliers »). A côté de ces deux grandes catégories, l’université a développé d’autres possibilités d’accueil afin d’accroître son attractivité internationale. L’école de droit du campus d’Ichigaya a à ce titre mis en place un programme d’été (summer camp) à destination d’étudiants étrangers souhaitant faire l’expérience d’une vie académique japonaise le temps de quelques semaines pendant la période estivale4. L’université compte aussi de nombreux doctorants et post-doctorants en visite (visiting student, kenkyū-sei…) par le biais de programmes nationaux, comme ceux qu’offre par exemple la Société japonaise de promotion des sciences (Nihon Gakujutsu shinkōkai).
Les étudiants étrangers effectuant leur scolarité à Chūō dans le cadre d’un échange académique avec leur institution d’origine sont suivis par le Centre international (kokusai sentā) auquel travaille Madame Watanabe. En tout, chaque année, ils sont une centaine arrivant en avril (date de début d’année académique) et à peu près pareil en septembre (date de début du second semestre) – soit environ 200 entrées par an, pour des échanges allant d’un à quatre semestres. En temps normal, ils sont sélectionnés par leur université d’origine, qui envoie à Chūō sa présélection, laquelle se réserve un droit de regard avant de renvoyer ce que l’on appelle un certificat d’éligibilité à l’administration partenaire. Ce document est officiel et nécessaire à toute demande de visa. Il est nominatif, et est transmis à l’étudiant souhaitant se rendre au Japon via son institution d’origine qui le reçoit de l’université de Chūō. L’étudiant doit ensuite déposer une demande de visa dans son pays de résidence auprès de l’ambassade ou du consulat du Japon le plus proche de son domicile. Cette dernière est ensuite transmise au ministère de l’immigration japonais pour autorisation. L’étudiant retourne ensuite à l’ambassade ou au consulat récupérer son visa (et son passeport par la même occasion) une fois la notification de délivrance reçue. Il a alors quelques mois (la plupart du temps entre trois et six) pour entrer sur le sol japonais, où il reçoit le tampon officiel (ou le QR code) qui active son visa pour la durée accordée par les autorités japonaises – entre un et trois ans dans la grande majorité des cas.
En parallèle de ces démarches administratives qui peuvent être stressantes (mais se déroulent le plus souvent parfaitement bien), le Centre d’échange international de l’université de Chūō contacte directement le futur étudiant en échange pour l’aider à préparer sa venue, le placer dans des cours de langue adaptés à son niveau, lui présenter la maquette des enseignements, l’informer sur les conditions de vie au Japon (y compris, par exemple, les règles de sécurité en cas de séisme), et l’aider à trouver un logement au sein de parc dont dispose l’université5 – c’est là que Madame Watanabe entre en contact directement avec les étudiants et les étudiantes. Une fois arrivés au Japon, ces derniers sont pris en charge par le Centre international, qui leur affecte des enseignants référant acceptant d’en être les tuteurs6 (la qualité de l’encadrement dépend alors de l’enseignant en question), auxquels s’ajoutent des associations d’étudiants réguliers et des bénévoles qui aident à leur intégration mais aussi aux différentes démarches : accompagnement en mairie pour la domiciliation et l’enregistrement en tant que résident étranger (ce qui permet la délivrance de la carte de résident et de la carte d’assurance maladie) ; conseil pour l’ouverture d’un compte bancaire7… Les sujets sont très variés mais tous essentiels pour que l’expérience de l’échange académique se passe dans les meilleures conditions possibles – cette dernière constitue à ce titre pour la plupart une première fois loin du pays d’origine et des familles, ce qui peut être aussi excitant qu’angoissant et source parfois de mal-être.
« Bâtiment global », comprenant la nouvelle résidence étudiante du campus de Tama. Cliché de l’auteur, 2 mai 2022.
Hall d’accueil du « Bâtiment global », comprenant la nouvelle résidence étudiante du campus de Tama. Cliché de l’auteur, 2 mai 2022.
Comment l’université de Chūō a-t-elle été affectée par la Covid ?
Lorsque la situation s’est dégradée, en avril 2020, l’université a rapidement mis en place les mesures préconisées par le gouvernement central japonais et le gouvernement métropolitain de Tōkyō. Le télétravail a été généralisé pour le personnel comme pour les cours et les activités péri-académiques. Ainsi, les membres du Centre international ont été autorisés à travailler à domicile jusqu’à cinq jours et demi par semaine, avant de progressivement réduire ce taux qui est à présent d’un ou deux jours par semaine en moyenne, en particulier pour les membres du personnel habitant à proximité du campus et pouvant s’y rendre sans recourir aux transports en commun. C’est le cas de Madame Watanabe, qui confesse d’ailleurs préférer le présentiel, même si le distanciel a aussi ses avantages. Elle dispose à présent, à l’image de tous les employés du même service, de quatre jours de télétravail par mois – et la mesure risque de se pérenniser.
Afin d’encourager un retour progressif à une vie de campus normalisée, et alors qu’une très grande majorité des enseignements a repris en physique, l’université cherche à capitaliser sur les caractéristiques hygiénistes de son urbanisme pour minimiser les risques de transmission du virus. Les immenses espaces extérieurs par exemple, ont été équipés d’un nouveau mobilier afin de permettre au plus grand nombre de travailler en extérieur. Des tables rondes individuelles suffisamment espacées les unes des autres pour respecter la distanciation sociale ont été ajoutées dans un certain nombre de lieu, sous les arbres, contre les murs de béton, pour offrir à un maximum d’étudiants de quoi étudier en plein air. Les aménités du campus et ses vastes espaces extérieurs permis par la faible densité de bâtiment et l’éloignement au centre-ville tokyoïte se sont révélés des éléments de résilience importants face à la crise sanitaire.
La distanciation sociale dans tout le campus, même en extérieur. Cliché de l’auteur, 2 mai 2022.
Nouveau mobilier extérieur pour encourager la distanciation sociale et le retour des étudiants sur le campus. Cliché de l’auteur, 2 mai 2022.
De la même façon, le fonctionnement des espaces intérieurs a été transformé. C’est le cas par exemple de la cantine des employés, où l’ouverture des cuisines sur la salle des repas a été fermée. Sur chaque table, des panneaux de plastiques ont été disposés pour séparer chaque place des voisins d’en face et d’à côté, ce qui n’est pas pratique pour les conversations. Du coup, on parle moins et on mange plus vite, ce qui réduit le temps passer dans le réfectoire – ou alors on mange dehors, seul ou en groupes réduits.
Comment concrètement la fermeture des frontières a-t-elle impacté les étudiants et les étudiantes en échange ?
Malgré la fermeture des frontières, l’université a continué de fonctionner normalement. Le Centre d’échange international a ainsi continué de recevoir des demandes d’arrivées de la part des institutions partenaires, et les a traitées comme d’habitude. Cela signifie que les certificats d’éligibilité ont bien été émis et envoyés aux universités étrangères signataires d’accords d’échanges. Ce n’est donc pas Chūō qui a bloqué le processus des arrivées, mais les services gouvernementaux de l’immigration. Deux cas de figures ont été observés : soit les visas avaient été obtenus mais n’avaient pas encore été activés (les étudiants ou les étudiantes n’étaient pas encore arrivés sur le sol japonais, et n’ont pas pu activer leur visa à temps pour obtenir leur carte de résident) ; soit la demande de visa a été refusée malgré le certificat d’éligibilité fourni par l’université de Chūō. Dans le cas d’un visa non activé, le gouvernement a exceptionnellement prolongé le délais d’activation, normalement de quelques mois, à parfois deux ans – mais entre-temps, les étudiants sont souvent passé à autre chose, et ne sont pas venus malgré la réouverture des frontières aux détenteurs de visa. Dans le second cas d’un simple certificat d’éligibilité, les demandes de visa ont tout simplement été mises en attente, sans visibilité précise sur leur dégel. L’un dans l’autre, cela explique la chute du nombre d’étudiants en échange en 2020 et 2021.
Ainsi, pour le semestre d’avril 2019 (année normale d’avant Covid), il y a eu 75 entrées d’étudiants étrangers en échange, dont le quart venait de Chine et de Corée du Sud. Pour le semestre de septembre de la même année, leur nombre était de 1008 - le contingent français arrivait en outre en deuxième position, démontrant l’intérêt de la population hexagonale pour le Japon. Au premier mai 2021 en revanche, il n’y a plus eu que 2 entrées nouvelles (un Vietnamien et une Coréenne). Pour le reste, la plupart des candidats déboutés de leur demande a soit choisi une autre destination, soit suivi les cours en distanciel (une trentaine en 2021), avec parfois des décalages horaires dissuasifs : sept heures en été avec la France (huit en hiver), treize heures avec New York, et jusqu’à seize heures avec la côte ouest des États-Unis !
Actuellement, au semestre de printemps 2022, le nombre d’étudiants et d’étudiantes en échange a augmenté par rapport au plus fort de la crise, mais n’a pas retrouvé son niveau d’avant Covid. On compte ainsi 53 nouvelles arrivées en avril. Il y avait plus de demandes, mais l’université a essuyé certaines annulations en raison de la situation sanitaire mondiale encore incertaine. C’est en particulier le cas de la Chine, dont les ressortissants peuvent venir au Japon mais ne peuvent plus ensuite revenir dans leur pays en raison de ses frontières encore complètement fermées. Madame Watanabe évoque ainsi le cas compliqué d’un étudiant chinois en deuxième année qui est obligé de suivre les cours en distanciel (ce qui, heureusement, ne génère pas trop de difficulté à ce niveau, au regard du très faible décalage horaire). Il cherche toutefois à venir au Japon, mais se heurte à l’absence de route aérienne directe entre les deux pays, tous les avions ayant été supprimés. Les vols directs avec le Japon les plus proches partent de la Thaïlande, qui refuse malheureusement toute entrée depuis la Chine. Son itinéraire aérien est alors devenu une sorte de chemin de croix. Entre temps, sa scolarité avance, et il a été sélectionné pour un échange avec les Etats-Unis. Comment peut-il se rendre à Chūō avant de partir pour l’Amérique du Nord ? Comment se rendre dans l’université américaine depuis la Chine ? Aura-t-il le temps de venir physiquement à Chūō avant que ne commence son échange ? Personne n’est en mesure pour le moment, ni en Chine, ni au Japon, ni aux Etats-Unis, de répondre à ces questions que l’on ne se posait pas avant la Covid.
Comment la fermeture du Japon a-t-elle affecté les rapports de l’université de Chūō avec ses partenaires étrangers ?
La plupart des partenaires académiques de Chūō a juste acté la situation, parfois en émettant des protestations (surtout en 2021), mais sans plus. La bonne fois de l’université a été bien comprise, et la responsabilité de la fermeture ne lui a presque jamais été imputée. Mais des partenaires ont aussi émis des réserves sur l’asymétrie du respect des accords d’échange. Ainsi, alors que quasiment aucune arrivée n’était permise à Chūō, l’université a pu à l’inverse envoyer tous ses étudiants et ses étudiantes souhaitant partir à l’étranger, sans aucun souci concernant les pays ouverts aux Japonais, le gouvernement japonais ne bloquant en outre pas le départ ou le retour de ses ressortissants (contrairement au même moment à la Chine ou l’Australie). Du coup, alors que les partenaires de Chūō se sont vu refuser par les services de l’immigration toute arrivée de leurs propres effectifs pourtant sélectionnés pour l’échange par les deux parties (domestiques et japonaises), ils ont dû accueillir, dans le cadre des mêmes accords, les contingents japonais. Mais pour quelle raison devraient-ils assurés des dépenses d’accueil quand en face, le Japon ne permet pas à Chūō d’assurer la même chose pour ses partenaires ? En 2021, une université américaine a ainsi, sur la base de ce constat, menacé de suspendre son accord avec Chūō. Le souci est que l’administration de Chūō avait déjà sélectionné quatre dossiers dans le cadre de cet accord pour partir là-bas. Le Centre d’échange international a dû négocier d’arrache pieds pour régler la situation, et a finalement obtenu la levée de l’interdiction du partenaire – sans pour autant être en mesure d’accueillir les demandes du partenaire jusqu’à avril 2022.
De ces rapports asymétriques est parfois née une incompréhension et une défiance, tant chez certains partenaires étrangers qu’auprès de la population étudiante étrangère, pour laquelle se rendre au Japon constitue bien souvent non pas un choix par défaut, mais un projet longuement préparé. Au regard des dépôts de nouvelles demandes pour avril et septembre 2022, la situation ne semble pas avoir pesé sur le désir de Japon des étudiants et des étudiantes étrangers. Du moins pour le moment. La situation n’a en outre pas seulement concerné la catégorie étudiante, mais aussi l’ensemble des partenaires étrangers. En temps normal, l’université de Chūō et son centre international accueillent ainsi plus d’une soixantaine de chercheurs et de chercheuses étrangers par an, dans le cadre d’accords d’échanges ou de programme de coopération (portés par l’institution ou par des laboratoires et des équipes de recherche), sans compter tous les experts qu’elle invite à donner des conférences ou des cours. Elle envoie aussi à l’étranger environ cinquante de ses propres membres du corps professoral ou de recherche. Ces deux dernières années, ces entrées ont été presque complètement impossibles, perturbant grandement les relations de recherche de l’université et ses équipes. Personne, pas même le président, n’a rien pu faire pour rééquilibrer une situation administrée à un niveau bien plus élevé de responsabilité.
Comment la vie des étudiants étrangers a-t-elle évoluée sur les campus de Chūō? Y a-t-il des changements par rapport à avant la pandémie ?
Lorsque l’Université de Chūō accueille les étudiants et les étudiantes en échange, en général, il y a toute une série de « rituels ». En avril, leur arrivée coïncide avec le festival de rentrée académique où, pendant une semaine, les très nombreux clubs de l’université dressent des stands de présentation et de démonstrations pour attirer de nouveaux membres, dans une ambiance joyeuse et festive qui attirent beaucoup de monde. Lors du semestre d’automne, c’est au tour du festival Hakumonsaï9 (« festival de la porte blanche », l’emblème de Chūō qui fait le pendant à la porte rouge de l’université de Tōkyō) de reproduire une ambiance bon enfant, avec des concerts et de nombreux concours, toujours organisés par les étudiants de l’institution. Il y a également pour chaque semestre une journée d’accueil, organisée par le Centre d’échange international, où sont présentés les membres du Centre, quelques enseignants (en particulier de langue), les associations des étudiants japonais souhaitant intégrer les nouveaux arrivants (originellement les associations ESS, pour English Speaking Society, et Sputnik), et où on dispense un cours sur le choc culturel et les consignes générales de la vie au Japon. Il y a, enfin, une journée d’enregistrement en mairie pour les permis de séjour et l’assurance maladie. A cela s’ajoute de nombreux événements et sorties culturels, et l’aménagement de lieux dédiés, en particulier le G-Square.
G-Square est un espace d'échanges interculturels qui se trouve sur le principal campus de l’université, celui de Tama10. C'est un lieu où les étudiants japonais et internationaux peuvent se rencontrer et échanger, et où sont organisés de nombreux événements permettant aux participants de se familiariser avec la culture japonaise, de se faire de nouveaux amis, d'apprendre de nouvelles langues. Par exemple le Japan Day est l’occasion d’initier les étudiants et étudiantes en échange à la culture japonaise, avec des ateliers de calligraphie ou de musique. Les Global Cafe permettent aux étudiants internationaux de servir du café et des collations aux étudiants japonais représentative de leur cuisine d’origine. Enfin, les Language Lab font des étudiants des enseignants de la langue de leur pays d'origine à d'autres étudiants (japonais ou non). De nombreux cours de langues sont proposés, comme le japonais, le chinois, le coréen, l'anglais, le français ou encore l'allemand. Chaque cours est gratuit et accessible à tous et toutes. L’une des particularités de G-Square est ainsi d’être un espace auto-géré par des étudiants de l'université Chūō (une dizaine) recrutés en tant que personnel dans le cadre de petits boulots (baito), et par les étudiants en échange qui le font vivre par leur activité et les interactions qu’ils y ont. C’est un espace vivant et autonome fondé sur le contact et l’échange – tout ce que la Covid a rendu plus complexe.
Avec l’irruption de la covid, tous ces services comme ces rituels ont été transformés – selon des modalités et une intensité très diverses toutefois. Les journées d’accueil se déroulent à présent via Zoom, ce qui ôte une grande part de la convivialité. La journée en mairie en revanche reste inchangée – car obligatoire quoi qu’il arrive, et impossible à faire en distanciel. Ce ne sont toutefois plus les associations étudiantes japonaises qui s’en chargent (Sputnik a ainsi disparu, et le positionnement d’ESS a changé), mais des étudiants rémunérés par l’Université selon une logique de petits boulots (baito). Les festivals ont été maintenus, mais dans des versions très réduites : Hakumonsai par exemple a eu lieu en distanciel pendant la pandémie, via Zoom, et de nombreuses festivités d’avant covid ont été supprimées. Le festival de rentrée d’avril a été réduit à une ou deux journées seulement. Enfin, les diverses activités sociales du G-Square ont été elles aussi revues à la baisse, et les événements usuels n’y ont plus cours. Du côté des résidences étudiantes, pour terminer, des étudiants japonais ont la responsabilité de prendre en charge quelques activités culturelles à l’International Residence Chuo (IRC, la nouvelle résidence où les étudiants et étudiantes en échange ont été regroupés). Ils y aident aussi beaucoup leurs camarades étrangers, en particulier certaines procédures administratives (contre rémunération de l’université), mais la plupart des activités parascolaires a été restreinte.
Comment la réouverture partielle des frontières a-t-elle fait évoluer la situation ? Quel sera le futur de l’accueil des étudiants étrangers au Japon ?
La réouverture progressive des frontières est une bouffée d’oxygène pour les universités japonaises, et en particulier pour Chūō. Elle permet de faire revenir les étudiants et les étudiantes en échange, et de faire baisser la tension avec certains partenaires – en particulier nord-américains. Mais cela va prendre du temps avant un retour à la normal. L’inertie d’une telle rupture dans le fonctionnement normal des fonctions d’accueil de l’université marquera encore quelques temps les activités académiques de Chūō. Par exemple, la faible reprise des arrivées de jeunes en échange n’a pas permis d’irriguer l’ensemble des campus, qui disposent pourtant de cours de langue pour les étudiants en échange. Ainsi, on ne compte que deux ou trois étudiants dans les cours de japonais langue étrangère des campus de Korakuen, répartis sur tous les niveaux disponibles – c’est trop peu pour faire fonctionner l’ensemble des classes de niveau et initier une dynamique de groupe positive dans chaque classe. Les cours deviennent particuliers et quasi-sur-mesure, mais se retrouver seul face à l’enseignant ou l’enseignante peu aussi très vite démoraliser : on est loin de la vie internationale trépidante que les étudiants en échange sont venus chercher.
Mais l’avenir semble plutôt positif. Les nouvelles demandes affluent, et les niveaux pré-covid sont déjà presque atteint concernant les arrivées attendues de septembre 2022. Nul doute que l’université de Chūō, comme l’ensemble des universités japonaises, vont retrouver leur popularité et leur attractivité à l’égard du reste du monde.
- « Et vous Madame Watanabe ? »
- « Moi, je prends ma retraite en avril prochain. C’est ma dernière année à Chūō ». Et de partir entre deux allées fleuries du campus de Tama, où elle aura passé, d’étudiante à employée, 31 années de sa vie – dont une grande partie au service des jeunes du monde entier cherchant à Chūō l’expérience du Japon.
Conseils bibliographiques sur le sujet :
Pungier M., 2015, Entre Japon et France ou les traces d’espaces et de déplacements dans un blog d’étudiants japonais en situation de mobilité académique courte, Cahiers internationaux de sociolinguistique, 8, pp. 47-75. URL : https://doi.org/10.3917/cisl.1502.0047
Notes
1 Référence à la période historique de fermeture du Japon aux étrangers ayant eu cours de 1650 à 1842.
2 Il s’agit de l’université Aix-Marseille, ESCP Business School, Sciences Po Lyon, l’université Lumière Lyon 2, l’université Paris Cite, l’université Paris Nanterre, l’université de Strasbourg, l’université de Toulouse Jean Jaurès, l’université de Tours, l’université Sorbonne Paris Nord et EM Normandie Business School. Pour l’ensemble des accords y compris l'échange d'étudiants, voir le site Internet de l’université de Chūō : https://www.chuo-u.ac.jp/english/admissions/exchange/semester-or-full-year/ (dernière consultation en juin 2022).
3 S’ajoute à cela trois « hub » internationaux, sortes d’antennes relais à l’étranger : un à Hawaï, un à Thammasat en Thaïlande, et un à Shanghai.
4 Il existait un programme d’été similaire piloté par le kokusai sentā, mais il a été supprimé.
5 À cet égard, Chūō possède un certain nombre de logements en propre, comme la nouvelle résidence étudiante flambant neuve que l’institution a construite à l’entrée du campus de Tama, et loue le reste sur le marché privé, comme c’est le cas pour la résidence située à Seiseki Sakuragaoka.
6 Uniquement pour les étudiants et les étudiantes des Graduate Schools et de certaines facultés.
7 Certains services ont disparu dans les années 2010, comme l’assistance pour l’obtention d’un téléphone portable et d’un abonnement mobile (l’université disposait à cet égard d’accords privilégiés avec un opérateur télécom japonais).
8 Plaquette de l’Université de Chūō: https://www.chuo-u.ac.jp/uploads/2022/04/4006_IEP_2020_web.pdf?1652687140430 (dernière consultation en mai 2022).
9 Voir le site Internet officiel de l’événement : https://hakumonsai.com/ (consulté en juin 2022).
10 Voir la page dédiée : https://www.chuo-u.ac.jp/english/admissions/gsquare/ (dernière visite en juin 2022).
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