Covid et territoires

Photographie 2 hachijo jima et hachi kojima 20230209 165624

Les territoires japonais au temps de la Covid-19 – épisode 3

Le 24/10/2023

Les territoires japonais au temps de la Covid-19 – épisode 3

Île éloignée, territoire insulaire et Covid-19 : la vie quotidienne à Hachijō-jima

Au sujet de la série « Les territoires japonais au temps de la Covid-19 »

Alors que la pandémie de la Covid-19 est un phénomène spatial par excellence, l’espace est souvent relégué à une simple fonction de support ou de dispositif de dispersion (des agents pathogènes avec la contagion, ou des individus avec la distanciation sociale) dans les analyses sanitaires qui en sont faites. Pourtant, derrière les statistiques ou la surconcentration de l’attention médiatique à quelques lieux la plupart du temps désincarnés (les hôpitaux, les restaurants, les espaces publics, les transports en commun…), les agencements particuliers des lieux, les aménagements spécifiques des territoires, mais aussi les sociabilités, les pratiques et les représentations locales donnent à vivre différemment une pandémie par trop générique. Au regard de la diversité des situations spatiales, c’est donc à une pluralité de crises sanitaires plutôt qu’à une seule pandémie que l’on a affaire, et vivre la Covid-19 à Tokyo, à Osaka, dans les campagnes du Tohoku, dans les îles isolées de la mer intérieure, quand on est médecin, employée de bureau, agricultrice, restaurateur, producteur de sake, avec ou sans enfant, jeune ou plus âgé, fragile de santé ou non, n’a strictement rien à voir. Tous et toutes n’ont pas vécu la même pandémie. Et ce constat (injuste ?) vaut aussi pour les territoires.

Au-delà d’essayer de comprendre comment les territoires japonais ont été affectés par la Covid-19, l’objectif du projet est double. D’une part, alors que le Japon est souvent présenté comme un pays homogène, il s’agit de montrer, d’un territoire à l’autre, toute la diversité de l’archipel à partir de l’hétérogénéité spatiale des enjeux sanitaires de la Covid-19 et des réponses souvent plus pragmatiques que politiques apportées par les acteurs locaux. D’autre part, le projet poursuit l’ambition de couvrir un spectre large d’enjeux sociaux et économiques abordés à partir d’un angle géographique via une entrée par les territoires et les acteurs qui les animent, que les séries statistiques et la trop forte agrégation de certaines données invisibilisent. Le tout tente de remettre de l’humain dans des analyses souvent trop réduites à la pure dimension biologique des corps, en proposant un tour d’horizon en plusieurs épisodes qui rend compte de l’expérience et fait entendre la voix de certains acteurs clés de différents territoires japonais plongés dans les multiples crises qu’engendrent les réactions humaines à la Covid-19.

Biographie de l’auteur

Raphaël Languillon-Aussel est chercheur à l'Institut français de recherche sur le Japon (Tokyo), et est également chercheur associé à l’Institut de Gouvernance et de Développement Territorial à l'Université de Genève (Suisse) et chercheur associé au laboratoire Sport et sciences sociales à l’Université de Strasbourg (France). Normalien, titulaire d'un doctorat d’aménagement et d’une agrégation de géographie, il étude les relations entre les dynamiques d’aménagement et d’urbanisation, l’évolution des régimes capitalistiques et la transformation des régimes politiques qui en assurent le cadre légal.

Tōkyō-to, département archipélagique 

S’il est assez connu que le département de Tōkyō (Tōkyō-to 東京都) comprend des territoires montagneux peu peuplés dans sa partie ouest, en plus des 23 arrondissements spéciaux densément urbanisés du cœur métropolitain, il est moins connu que ce même département se compose également de plusieurs dizaines d’îles plus ou moins éloignées, formant l’archipel Nanpō (Nanpō Shotō 南方諸島).

Signifiant littéralement « archipel en direction du sud », cet ensemble d’îles s’étend en chapelet le long de la fosse océanique d’Izu-Ogasawara (Izu-Ogasawara Kaikō 伊豆・小笠原海溝), et se subdivise en deux sous-archipels : celui d’Izu dans sa partie nord, distant des côtes de Tokyo d’une centaine de kilomètres, et jusqu’à 480 km pour l’île la plus éloignée (carte 1) ; celui d’Ogasawara, de 500 à 1200 km plus au sud, jusqu’à la latitude d’Okinawa pour sa partie la plus méridionale – le tout directement sous l’autorité du gouvernement métropolitain de Tōkyō.

Toutes les îles de Nanpō Shotō ne sont pas habitées. Elles ne sont pas non plus toutes directement connectées à Tōkyō, doublant leur éloignement physique d’un isolement infrastructurel relatif. La plupart sont, enfin, volcaniques, donnant parfois lieu à de spectaculaires évacuations – comme ce fut le cas de Miyake-jima, dont le risque d’éruption du mont Oyama conduisit les autorités à déplacer l’ensemble de la population de l’île entre 2000 et 2005.

Carte1 tokyo islands map 2Carte 1 : L’archipel Izu, territoire insulaire éloigné du département de Tokyo. Carte réalisée par l’auteur, 2023.

Ces îles éloignées, qualifiées génériquement de ritō 離島, sont soumises à ce que le géographe Philippe Pelletier appelle une « insularité au carré », entendue comme le fait d’être l’île d’une île, c’est-à-dire d’être une île secondaire en situation de périphérie par rapport à un bloc central lui-même déjà insulaire, composé de Hokkaido, Honshu, Shikoku et Kyushu. Ce statut géographique en fait des territoires particuliers et hybrides, à la fois frange, marge, carrefours migratoires, lieux d’échanges ou encore terres d’exil – ce que Miyake-jima et Hachijō-jima furent pendant l’ère Edo (1600-1868). Comment ces territoires marqués par une « sur-insularité » complexe ont-ils vécu la crise sanitaire de la Covid-19 ? Le fait d’être une île éloignée a-t-il permis de préserver la population de la pandémie, ou au contraire a-t-il aggravé les effets pandémiques sur la population y résidant, l’économie et l’intégration dans le territoire national ?

Hachijō-jima 八丈島, île éloignée du département de Tōkyō

Hachijō-jima[1] est sans doute l’un des cas les plus intéressants de l’archipel. Distante d’environ 287 km de la ville de Tōkyō, l’île abrite la sous-préfecture (shichō 支庁) du département. Elle dispose d’un port à ferry la reliant à l’embarcadère tokyoïte de Takeshiba et d’un aéroport qui la connecte à la capitale via Haneda. Un héliport permet également de desservir une partie des îles plus petites d’Izu Shotō, ce qui en fait un nœud local incontournable. D’une superficie de 72 km2, c’est la deuxième plus grande île de l’archipel d’Izu. Elle est à ce titre peuplée d’un peu moins de 7 000 habitants, et connaît une dynamique de dépeuplement. Le territoire a ainsi perdu près de 10 % de sa population depuis 2015 (et près de 40 % depuis 1950, date du pic démographique de l’île avec 12 887 résidents).

Carte 5Carte 2 : L’île de Hachijō-jima et l’îlot de Hachi-kojima. Carte réalisée par l’auteur, 2023.

Hachijō-jima est une montagne dans la mer : ses pentes importantes finissent en falaises sur une partie de son pourtour, et ses côtes sont très découpées. L’île est composée de deux volcans. Le mont Mihara, au sud-est, très ancien, a perdu son cône et ressemble un peu à un plateau haut-perché culminant à environ 700 m. Le mont Hachijō-fuji, au nord, est plus jeune : son caractère volcanique est clairement identifiable par la forme quasi-parfaite de son dôme qui, comme son nom l’indique, ressemble à s’y méprendre au célèbre mont Fuji (photo 1). C’est également le point culminant du territoire, avec ses 854 m. Sa dernière éruption remonte à 1606. Entre les deux s’étend une plaine formée d’anciennes coulées, de scories et de pyroclastes, dans laquelle a été aménagée la plupart des infrastructures publiques : l’aéroport, le siège du gouvernement municipal, le jardin botanique et son centre des visiteurs, le collège, ou encore le principal port. C’est aussi dans la plaine que vit la plupart des habitants de l’île, autant pour des raisons de place disponible que de proximité aux services.

Photographie 1 20230209 131913Photographie 1 : Hachijō-jima et son mont Hachijō-fuji, à la sortie de l’aéroport. Cliché pris par l’auteur le 9 février 2023.

Enfin, à deux kilomètres à l’ouest des côtes de Hachijō-jima, se trouve l’îlot volcanique inhabité de Hachi-kojima. Emergeant de l’océan Pacifique comme la poupe d’un navire qui sombre, ses origines volcaniques lui donnent une teinte noire caractéristique des roches basaltiques que l’on retrouve sur la plupart des côtes de l’île principale (photo 2).

Photographie 2 hachijo jima et hachi kojima 20230209 165624Photographie 2 : Hachijō-jima et Hachi-kojima, îles volcaniques perdues dans l’océan Pacifique. Cliché pris par l’auteur le 9 février 2023.

Un territoire insulaire sous perfusion du gouvernement métropolitain de Tokyo

Hachijō-jima est l’une des trois sous-préfectures de l’archipel Izu, aux côtés de celle d’Izu Ōshima (regroupant Izu Ōshima, Toshima, Niijima, Shikinejima et Kozushima) et de celle de Miyake (composée de Miyakejima et Mikurajima). En plus de l’île éponyme, la sous-préfecture est formée d’Aogashima plus au sud, des îlots inhabités de Hachi-kojima et de Torishima 鳥島, des rochers Bayonaise ベヨネース列岩 et du rocher Sōfu 孀婦岩. Ce faisant, elle est administrativement et (géo)politiquement directement reliée à Tokyo, qui lui prodigue non seulement un soutien logistique et financier considérable, mais délègue des fonctionnaires et des agents territoriaux de très grande qualité pour renforcer les équipes techniques locales. A cet égard, une section spéciale au sein du gouvernement métropolitain de Tokyo a été créée afin d’assurer une liaison constante avec les trois sous-préfectures : il s’agit de la Société de développement des îles du département de Tokyo (Tōkyōto tōsho shinkō kōsha, 東京都島しょ振興公社), localisée à Minato-ku, sur le front de mer, dans le bâtiment de l’association des territoires insulaires (Tōsho-kai, 島嶼会).

Les investissements du gouvernement métropolitain, doublés des aides du gouvernement central, sont visibles à travers le surdimensionnement des infrastructures égrenées à travers Hachijō-jima. En plus de l’aéroport permettant les six liaisons quotidiennes (trois allers et trois retours) depuis Haneda opérées au titre de la continuité territoriale des services publics par la compagnie nationale Ana (All Nippon Airlines), l’île est un cas d’école de l’État constructeur[2] (doken kokka, 土建国家). On y observe à ce titre un bétonnage massif de son paysage. La photographie n°3 montre à cet égard que ce bétonnage concerne autant le littoral, avec l’accès aménagé à la mer au premier plan, que les pentes des deux volcans, avec l’ouvrage d’art en arrière-plan qui permet à une route sur pilonnes de béton de faire le tour du mont Mihara par ses flans sud-ouest, et rendre ainsi plus facilement accessibles les communautés de Nakanogo au sud et Sueyoshi à l’est. Point n’est besoin ici de préciser qu’au regard du trafic réel, le coût d’une telle opération ne se justifie par aucune rationalité économique, mais bien plutôt par des raisons politiques, voire clientélistes et électoralistes.

Photographie 3 20230209 164514Photographie 3 : L’État-constructeur et le bétonnage à outrance des territoires éloignés. Cliché pris par l’auteur le 9 février 2023

À ces infrastructures de transport s’ajoutent des équipements publics et des investissements à destination de l’amélioration de la vie locale, en particulier la qualité paysagère, et la promotion touristique. Le centre d’accueil des visiteurs de Hachijō[3], construit au cœur du parc botanique, bénéficie d’une architecture bois impressionnante (photo 4), d’un écomusée et d’une salle de projection où les touristes peuvent apprendre des éléments sur le passé géologique de l’archipel, son climat ou sa biodiversité. Un peu plus loin, on trouve également un musée archéologique sur les premiers peuplements de l’île et leur évolution, le tout financé par l’argent du gouvernement métropolitain – que ce soient pour les bâtiments, leur entretien, ou les nombreux employés. Le littoral fait également l’objet d’un traitement paysager minutieux de très grande qualité, tant dans la construction que dans l’entretien de nombreux belvédères, de micro-aménagements de sites remarquables et de promenades, ou d’œuvres d’art extérieures (photo 5). Cette manne venue de Tokyo est volontairement rendue visible pour les habitants et leurs élus, à travers des réalisations particulièrement symboliques, comme la mairie dont le bâtiment ultra-moderne en béton, verre et bois, dépasse très largement ce que la population de 7000 âmes peut financer elle-même.

Photographie 4 20230209 135446Photographie 4 : Les infrastructures publiques financées par le gouvernement métropolitain et l’État : le cas du Hachijō Visitor Center. Cliché pris par l’auteur le 9 février 2023.

Photographie 5 20230209 165910Photographie 5 : Les micro-aménagements paysagers et touristiques du littoral. Cliché pris par l’auteur le 9 février 2023.

Cette attention portée par Tokyo est, enfin, exposée en grande pompe à travers l’organisation annuelle dans le port à ferry de Takeshiba, non loin de Hamamatsucho, d’un festival de promotion des îles de l’archipel d’Izu. L’événement festif, qui attire de très nombreux visiteurs de Tokyo et des environs, compte des stands culinaires de spécialités locales, des spectacles de chants, de danses et de musiques traditionnelles insulaires sur une scène géante, ou encore des expositions de photographies. C’est également un moment important de prise de paroles publiques de la part des élus du gouvernement métropolitain de Tokyo et des représentants des îles, dont celle de Hachijō-jima. En plus d’être un événement promotionnel majeur pour le tourisme dans l’archipel d’Izu, ce festival est aussi l’occasion de rappeler l’attachement de Tokyo et du Japon à ses îles éloignés, placées sous l’autorité de la capitale du pays pour des raisons géopolitiques évidentes à une époque où la pression internationale sur les territoires maritimes est particulièrement vive.

Les traces ordinaires de la Covid-19

En raison de ses spécificités, Hachijō-jima est un territoire dont l’expérience de la Covid-19 pose de nombreuses questions. Le vieillissement accentué de sa population a-t-il constitué un facteur de risque et de mortalité aggravant ? L’éloignement relatif au reste du Japon et la quasi-dépendance à l’avion ont-ils eu des impacts économiques plus déstructurants qu’ailleurs consécutivement aux restrictions de déplacements du gouvernement central ? A l’inverse, le fait d’être une île a-t-il favoriser la lutte contre la propagation de la pandémie au sein de la population en comparaison de territoires contigus plus ouverts ? Le surdimensionnement des infrastructures financées par Tokyo, dont les infrastructures médicales, a-t-il en outre permis d’atténuer la crise par un meilleur taux de prise en charge des malades ?

En février 2023, soit en toute fin de pandémie, quelques semaines avant que le gouvernement japonais ne rétrograde la classification légale du Covid-19 au niveau des grippes saisonnières, la situation sur l’île de Hachijō-jima semblait quasi-normale, très similaire à ce que l’on observe un peu partout dans le pays. Cette observation remettrait en question tout exclusivisme sur-insulaire. L’avion au départ de Haneda était complet – le temps, magnifique, l’arrivée sur l’île, spectaculaire. Dans l’aérodrome, sous la bannière « Welcome to Hachijojima Island – ようこそ八丈島へ », une population de visiteurs plutôt vieillissante s’attroupe, complètement masquée, sans autre geste barrière (photo 6). Le gel hydroalcoolique est partout, mais le tourisme a repris – sans doute est-on toutefois encore loin des pics de fréquentation d’avant Covid-19. Les vols sont revenus à une fréquence normale de trois décollages et trois atterrissages par jour : ils étaient tombés à deux au plus fort de la crise, autant pour préserver la population que pour adapter l’offre de transport à la demande, en chute libre en raison des incitations aux restrictions de déplacement. Le fait toutefois de garder deux liaisons aériennes quotidiennes avec Tokyo démontre la volonté de garder un lien fort avec les îles de l’archipel Izu.

Comme dans n’importe quel territoire japonais, les consignes Covid-19 sont omniprésentes dans les lieux publics, sans que l’on sache trop leur impact réel. Au Hachijō Visitor Center, des pancartes demandant de respecter la distanciation sociale et le port du masque en intérieur ont été disposées très classiquement sur les quelques tables des lieux, de toute façon désertes (photo 7). Le port du masque est également pratiqué dans tout type d’extérieurs, y compris dans les recoins les plus isolés et les plus aérés de l’île, comme ses jetées ou ses coulées littorales de basalte noir – les chances d’y attraper ou d’y transmettre le virus, face à la mer et à sa houle vigoureuse, sont pourtant nulles.

Lorsque l’on interroge l’équipe municipale en charge de la gestion sanitaire, les langues ne se dénouent pas facilement toutefois. Derrière cette impression de normalité – ni vraiment décontracté, ni vraiment préoccupé – l’île dissimule des tensions palpables dans l’embarras de ses responsables. Ce n’est cependant pas Monsieur le maire qui semble le plus mal à l’aise, mais bien plutôt ses services techniques.

Photographie 6 20230209 131737Photographie 6 : Population vieillissante et masquée dès l’aéroport. Cliché pris par l’auteur le 9 février 2023.

Photographie 7 20230209 135244Photographie 7 : Recommandations sanitaires, un classique. Le cas du Hachijō Visitor Center. Cliché pris par l’auteur le 9 février 2023.

Hachijō-jima au cœur de la tempête pandémique : les spécificités insulaires de la crise sanitaire

Obtenir des informations sur la pandémie de la Covid-19 n’est pas évident à Hachijō-jima. Autant, le département de Tokyo et son gouvernement métropolitain ont publié quotidiennement et en accès libre les données du nombre de malades et de décès tout au long de la crise sanitaire, autant trouver l’équivalent à l’échelle de l’île est une mission impossible. L’équipe municipale n’a fourni qu’un tableau de chiffres portant sur le nombre de malades et le nombre d’hospitalisation entre le 1er août et le 24 septembre 2022. Rien après cette période, et auparavant les données sont agrégées en trois lignes : entre le 9 septembre 2020 et le 31 mars 2022 (soit 1 an et demi d’un coup pour un seul chiffre), entre le 1er avril et le 30 juin 2022, puis entre le 5 juillet et le 31 juillet 2022 (où sont passé à cet égard les 1, 2, 3 et 4 juillet ?). En outre, aucune mention n’est faite des éventuels décès. La raison invoquée est le poids des associations d’habitants et les associations de commerçants, les unes ne souhaitant pas voir publier les chiffres de la Covid-19 pour des raisons privées, les autres souhaitant vivement le retour à la normale du tourisme dans l’île. La pression sur les équipes techniques de la municipalité, comme sur les élus, est donc particulièrement forte.

À regarder les chiffres agrégés, on constate que l’essentiel des contaminations et des hospitalisations semble s’être produit en août et septembre 2022, l’île ayant été relativement préservée avant ces dates. Les séries statistiques obtenues du gouvernement insulaire recouvrent donc la vague de contamination la plus active. En tout au 24 septembre 2022, près de 700 personnes avaient été recensées positives à la Covid-19 depuis le début de la pandémie (688 pour être exact), soit un peu plus de 9 % de la population régulière de Hachijō-jima. Au plus fort de la vague, on dénombre près de 20 cas positifs en une journée, soit 0,25 % de la population. Avant cette vague, on dénombre entre le 9 septembre 2020 (date du premier cas de Covid-19 sur l’île) et le 31 juillet 2022, 272 cas positifs, soit 40 % des cas identifiés sur l’ensemble de la période couverte par les données disponibles : 60 % des cas nouveaux de Covid-19 se sont ainsi concentrés sur les seuls mois d’août et septembre 2022 (sur deux ans de données). Ce retard dans les vagues de contamination et cette soudaineté dans la circulation du virus sont sans doute en rapport avec le caractère insulaire du territoire : le virus y a été mieux contrôlé à l’entrée, mais une fois dans l’île il y a circulé très rapidement – d’autant qu’à la même époque, évoluaient deux variants particulièrement contagieux, le delta et l’omicron (figure 1).

Fig1 cas covid hachijojima version 2023Figure 1 : Nombre de cas positifs à la Covid-19, par jour et en cumulé entre le 9 septembre 2020 et le 24 septembre 2022 (avec un focus sur août et septembre 2022).
Source : données du gouvernement insulaire de Hachijō-jima. Figure réalisée par l’auteur.

Le second graphique apporte un éclairage intéressant sur les spécificités insulaires de la crise sanitaire. Il recense le nombre quotidien de patients hospitalisés à l’hôpital public de Hachijō-jima pour cause de Covid-19, et le nombre cumulé de nouvelles entrées à l’hôpital pour cause d’infection à la Covid-19 sur l’ensemble de la période considérée (du 9 septembre 2020 au 24 septembre 2022). Trois remarques peuvent être faites.

Tout d’abord, par nombre de patients hospitalisés, on n’entend pas le nombre de nouvelles entrées à l’hôpital, mais le nombre de patients traités à l’hôpital au jour d’observation. Si un patient reste plusieurs jours, il sera compté comme présent à l’hôpital tous les jours de la durée de son hospitalisation. Cela signifie qu’il peut y avoir plus de jours d’hospitalisation (et donc d’hospitalisés) que de nouvelles entrées à l’hôpital pour cause d’infection à la Covid-19. Dans le même ordre d’idée, en comparant les figures 1 et 2, on peut aussi dire qu’il y a plus de patients hospitalisés chaque jour que de nouveaux patients positifs à la Covid-19, en raison du fait qu’un patient reste à l’hôpital en général plusieurs jours et est donc compté autant de fois qu’il reste de jours à l’hôpital. Cette observation n’a ainsi rien de spécifique à Hachijō-jima.

Ensuite, il est intéressant de voir que les tendances des hospitalisations (figure 2) suivent celle des nouvelles infections à la Covid-19 (figure 1) : naturellement, plus le nombre de cas augmente, plus les hospitalisations augmentent aussi. Cette observation elle aussi n’a rien de spécifique.

Enfin, il est frappant de constater que le nombre total cumulé d’hospitalisations au 24 septembre 2022 (soit 667) est quasiment identique au nombre total cumulé de nouvelles infections au coronavirus (soit 688). Ce point est particulièrement curieux. En tant normal, les formes graves de Covid-19 nécessitant une hospitalisation sont beaucoup plus faibles que le nombre total de personnes infectées. Or, ici, il y a un quasi-parfaite correspondance. On peut dès lors faire l’hypothèse, non confirmée à ce jour, que tout cas positif entrainait à Hachijō-jima une hospitalisation, a minima pour isolement et observation. Sur la même période, le reste du département de Tokyo procédait à des quarantaines obligatoires à domicile, mais ne forçait pas les hospitalisations.

Ce dernier point est peut-être dû à la spécificité insulaire de Hachijō-jima, particulièrement vulnérable aux risques de cas graves. L’île possède en temps ordinaire un lit de réanimation pour l’ensemble des habitants : au cours du pic pandémique d’août et septembre 2022, un second lit de réanimation a été spécialement créé aux dires de l’équipe municipale. Toutefois, en cas de forte pression sur ces deux places, aucun établissement à proximité de l’île ne peut venir désengorger les infrastructures de réanimation locales, qui doivent par conséquent fonctionner en plus grande autonomie qu’ailleurs. Les autorités ont alors pu avoir tendance à se faire plus précautionneuses que dans le reste du département de Tokyo (et que dans la plupart des territoires japonais) en systématisant les quarantaines à l’hôpital sur la période du pic de l’été 2022. Ce point nécessite toutefois confirmation. Une autre hypothèse permettant d’expliquer les données très proches entre total des cas positifs à la Covid-19 et nombre d’hospitalisation sur la période est le fait d’avoir limité les tests aux personnes présentant les symptômes les plus forts nécessitant une prise en charge médicale. À ce titre, le taux de positivité au sein de la population de seulement 9 % irait dans le sens d’un dépistage très partiel du nombre de cas réels, limités aux cas les plus graves.

Fig2 nombre hospitalisation hachijojima 1Figure 2 : Nombre d’hospitalisations pour cause de Covid-19, par jour et en cumulé, entre le 9 septembre 2020 et le 24 septembre 2022 (avec un focus sur août et septembre 2022).
Source : données du gouvernement insulaire de Hachijō-jima. Figure réalisée par l’auteur.

Toujours est-il que le territoire semble avoir bien tenu. À la question « y a-t-il eu des faillites dues à la crise sanitaire et à la chute du nombre de visiteurs ? », les autorités ont minimisé le phénomène, après l’avoir nié. Les morts, s’il y en a eu, ont aussi été sortis des données fournies. Il n’en reste pas moins un sentiment de dépendance et de vulnérabilité au département de Tokyo, que la Covid-19 a mis en évidence – même si l’évidence a été minimisée au maximum par les autorités. Sans doute que des études plus approfondies seraient alors nécessaires pour prendre toute la mesure de la spécificité sur-insulaire de l’épisode sanitaire à Hachijō-jima.

Photographie 8 20230209 165258Photographie 8 : Les liaisons dangereuses : la dépendance aérienne en question. Cliché pris par l’auteur le 9 février 2023.

Remerciements :

Je remercie vivement le professeur HOSONO Sukehiro et madame SHIMOKAWABE Yumi pour leur aide dans l’organisation du voyage de terrain à Hachijō-jima. Je remercie également le maire du village, Monsieur YAMASHITA Tomonari, ainsi que Messieurs HAYASHI et ARAI pour leur accueil, leur logistique et leurs enseignements. Enfin, je remercie les services municipaux pour les données Covid-19 et les témoignages de la situation en temps de crise sanitaire.

Conseils bibliographiques sur le sujet :

Nous renvoyons les lecteurs aux travaux d’anthropologie du professeur Jean-Michel BUTEL (INALCO) sur Hachijō-jima, en particulier sur ses analyses des « Recensions de Hachijō-jima » de Kondō Tomizō.


[1] Il existe en français un site Internet touristique de l’île : https://www.gotokyo.org/fr/destinations/izu-and-ogasawara-islands/hachijojima-island/index.html (dernière consultation : juillet 2023).

[2] L’État constructeur est une expression d’économie politique qui réfère aux relations clientélistes que le PLD (parti libéral démocrate) a noué dans la période d’après-guerre avec le secteur de la construction et du BTP. En échange de voix aux élections, le PDL a surinvesti les fonds publics dans les filières de la construction en mettant en avant le développement local. Cela s’est traduit par une bétonnisation très avancée des territoires locaux japonais, et par une sur-représentation du BTP dans l’économie locale (en particulier les emplois, les dépenses publiques, le nombre d’entreprises PME-PMI).

[3] Voir le site internet de centre : http://www.hachijo-vc.com/ (dernière consultation en juillet 2023).

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